Contract Social : Applaudir en rampant depuis 1960 — conversation idéologique sur la servitude volontaire
Jo M. Sekimonyo
10/10/202510 min lire
Chers compatriotes congolais qui vivent entre avion, il y a une très grande et bonne nouvelle. Le Go-Pass a « baissé » de 151 000 FC à 143 000 FC. Waouh ! Bravo au gouvernement ! Sauf que 151 000 FC, c’était déjà 55 USD… et 143 000 FC valent encore 55 USD aujourd’hui. Autrement dit, le prix a été réduit de 55 dollars à… 55 dollars. Cette prétendue baisse n’est qu’une illusion de chiffres, un petit théâtre où le franc congolais joue les figurants pendant que le dollar tient le premier rôle. Le même scénario se rejoue avec le sac de ciment, le litre d’essence ou le gros sac de fufu. Les prix semblent bouger, mais ils ne font que suivre les humeurs du billet vert. Et pendant que le peuple s’agite et que les fanatiques s’applaudissent, les mafieux et les cambistes, eux, sourient.
Au lieu que cette saga reflète la performance réelle de notre économie, la Banque Centrale reconnaît que tout se joue entre prétendre que la pluie a cessé parce qu’on a caché le thermomètre, autrement dit en aspirant avec une grande ventouse près de 900 milliards de francs de la rue tout en braquant un bazooka sur les banques commerciales, et sacrifier 50 millions de dollars pour apaiser les dieux monétaires. On parle d’« embellie économique », de « discipline monétaire » et d’« appréciation de la monnaie nationale », au lieu de simplement dire disparition organisée du franc. Et cet argent, c’est celui du peuple, celui qui pouvait soigner, éduquer, nourrir, ou, pendant qu’on y pense, qui a simplement disparu. Heureusement, ou malheureusement, notre économie est tellement dollarisée que ce bricolage et tripotage ne peuvent pas tout faire exploser aussi facilement. M. Wameso se comporte comme un gamin lâché dans un magasin de jouets. Comme on continue d’applaudir, et faute d’un adulte au Parlement ou au Sénat pour lui dire d’arrêter, il risque de croire en sa propre grandeur d’esprit, de nourrir son ego et de persévérer, prenant des risques toujours plus grands en appuyant sur tous les boutons rouges qu’il trouve.
Malheureusement, il n’y pas que cela qui distrait les Congolais ! Allez boire une Tembo dans le quartier et vous la paierez 6 000 FC. La même bière, servie dans un salon élégant de Gombe, en coûte 10 USD. Faut-il appeler le ministre de l’Économie pour arbitrer cette injustice ou créer une « Commission nationale du prix de la bière » ? L’idée prête à sourire, mais elle révèle notre coloniale habitude de tout attendre de l’État. Demander au gouvernement de contrôler les prix, c’est comme inviter un policier à gérer la musique d’un bar. C’est chier sur l’âme du libre marché. Es vraiment le rôle du ministre de l’Économie n’est pas de courir après chaque barman avec une calculatrice ni de peser le morceau de chèvre selon le prix ? Les prix dansent au rythme du prestige du lieu et du caprice du vendeur. Chasser les prix comme on chasse les moustiques avec un marteau, c’est risquer de casser le verre… et de perdre la bière. Dans le marché libre, le client reste roi de choisir où et quoi acheter, et le vendeur roi de son menu et de ses prix.
Alors, avant de célébrer la « victoire du consommateur », souvenons-nous que tant que notre économie restera dollarisée, pour une raison certes compréhensible, notre monnaie ne sera qu’un décor de carton. Et lorsque l’État menace d’exiger que les prix soient affichés en francs congolais tout en respirant, parlant et négociant lui-même en dollars, cela tourne à la blague de mauvais goût, un sketch de plus dans la grande comédie économique nationale.
Économie, émotion, illusion
Les grimaces de Wameso qui initient des affrontements corps à corps entre les boxeurs politiques et les charlatans économiques, inspirent sans doute les caricaturistes, mais elles révèlent surtout que les Congolais se nourrissent davantage d’émotions et de querelles que d’efforts réels de production. Une vérité plus amère. Daniel Mukoko Samba et Doudou Roussel Fwamba Likunde Li-Botayi, eux, semblent avoir compris qu’en RDC, une déclaration théâtrale amuse et rassure plus qu’un plan économique solide. Le divertissement a pris la place de la direction, et la politique économique s’est transformée en spectacle permanent.
Les Congolais gardent les yeux rivés sur le tableau des taux de change et s’insultent entre eux sur les réseaux sociaux, comme s’ils suivaient un match du championnat européen dont ils ne seront jamais les arbitres. On parle du prix du pain, du transport ou du sac de ciment, certains appellent à manifester pour l’électricité ou l’eau, mais presque personne ne s’indigne du SMIG, du chômage ou du pouvoir d’achat dans son vrai sens ; la capacité de vivre dignement de son travail. On surveille la valeur du dollar tout en ignorant celle de sa propre paie, même en parcourant la ville avec un CV sous le bras ou en vendant des produits de fortune. Cette obsession folle hypnotise le citoyen, le détourne de l’essentiel et le maintien spectateur de son propre péril économique, applaudissant les fluctuations du dollar pendant que sa poche reste vide.
Acemoglu et Robinson ont interprété la prospérité ou la stagnation des nations à travers la nature de leurs institutions, inclusives ou extractives. Mais ma perspective diffère profondément. Ces catégories décrivent les conséquences, pas les causes. Les institutions ne produisent pas la morale d’une société ; elles la reflètent.
Obéissance sans réciprocité
Pour moi la question n’est plus pourquoi les nations échouent, mais pourquoi leurs contrats sociaux n’ont jamais évolué au-delà de l’obéissance. Il faut revenir à la base : le contrat social. Ce n’est pas un slogan philosophique, mais un pacte moral entre l’État et les citoyens. Le peuple accorde son obéissance en échange d’une protection réelle, d’opportunités concrètes et de respect. L’État, en retour, existe pour servir, pas pour se servir. Un contrat social est donc un arrangement moral et matériel à travers lequel une communauté définit la valeur de ses membres en relation avec l’ordre collectif, valeur exprimée dans la manière dont le pouvoir et les ressources sont distribués entre les individus et les institutions.
Dans cette théorie, le budget devient le miroir du contrat social. Des dépenses institutionnelles élevées traduisent un contrat fondé sur l’obéissance, où l’État compte plus que le citoyen ; à l’inverse, un investissement social élevé révèle un contrat de réciprocité, où les citoyens deviennent co-auteurs de l’État. J’étends ici la volonté morale de Rousseau, la sagesse de Confucius et la philosophie d’Ubuntu dans une lecture économique contemporaine. Le budget n’est plus un simple outil comptable, mais la confession morale de l’État, le reflet chiffré de ses priorités réelles.
Le cœur de mon approche, le Social Contract Ratio (SCR), lit le budget comme un texte moral, un miroir de la réciprocité entre l’État et ses citoyens. Ce n’est pas un simple indicateur fiscal, mais une mesure de l’équilibre entre dépenses humaines (éducation, santé, protection sociale) et dépenses institutionnelles (administration, défense, dette). Quand les institutions consomment plus qu’elles n’émancipent, la nation rampe ; quand elles investissent dans la dignité et la capacité de leurs citoyens, elle se tient debout. Contrairement à Acemoglu, je soutiens que le développement ne dépend pas de la forme des institutions, mais de la moralité de leur orientation. La manière dont un État distribue ses ressources révèle s’il gouverne pour la survie ou pour la dignité, pour la peur ou pour la confiance.
SCR (Ratio du Contrat Social) = Dépenses humaines / Dépenses institutionnelles
Les dépenses humaines représentent les investissements directs dans la population (éducation, santé, emploi, protection sociale), tandis que les dépenses institutionnelles désignent les coûts de fonctionnement et de maintien du pouvoir étatique (armée, administration, appareils politiques).
Une administration née d’un ordre colonial paternaliste reproduira mécaniquement la verticalité morale de son origine, l’obéissance en échange de protection. Tant que la morale politique ne change pas, aucune réforme institutionnelle ne peut générer la réciprocité citoyenne.
Sans voix ou sans voie ?
Un Social Contract Ratio (SCR) élevé indique un État où la réciprocité entre institutions et citoyens fonctionne réellement. Le budget privilégie la santé, l’éducation et la production, et la population agit comme partenaire plutôt que comme simple spectatrice. Dans un pays comme la Norvège, avec un SCR de 1,25, qui veut dire qu’à chaque dollar dépensé pour le fonctionnement du gouvernement, 1,25 dollar aussi est investi directement dans les programmes destinés aux citoyens. Cette proportion reflète une gouvernance fondée sur la confiance, la transparence et la responsabilité. Un SCR moyen, comme celui du Brésil estimé à 0,85, illustre un équilibre fragile entre ambition sociale et inertie institutionnelle, typique des sociétés en transition où la participation citoyenne progresse malgré le poids bureaucratique. À l’inverse, un SCR faible met en lumière un système d’obéissance où les institutions absorbent la majeure partie des ressources publiques tandis que la population reste dépendante. L’État se maintient non par la création de valeur, mais par la centralisation du pouvoir.
La RDC, mon pays, avec un SCR d’environ 0,47, illustre ce modèle paternaliste et négligent. Le gouvernement dépense 1 dollar pour son propre fonctionnement pendant que moins de 50 centimes sont consacrés aux programmes sociaux destinés aux citoyens. Ce déséquilibre reflète un contrat social fondé sur la survie du pouvoir plutôt que sur la dignité humaine. Notre pays consacre plus de budget à l’administration, à la défense et à la dette qu’à la santé, l’éducation ou la production locale. Autrement dit, nous payons pour être surveillés, pas pour être servis. Nous, nous dépensons pour garder la chaise du chef stable, pas pour que le peuple tienne debout. Cette structure budgétaire illustre un déséquilibre moral d’un État fort pour lui-même, faible pour sa société. Cela saute aux yeux quand on clame haut et fort qu’il nous faut une armée forte, au lieu d’une économie forte pour être capable de se payer le luxe d’avoir une armée intelligente.
Cette structure trouve ses racines dans l’histoire politique et morale du pays. Sous la colonisation, le contrat social imposé reposait sur l’extraction et la soumission. Le travail servait à enrichir le centre sans élever la dignité de ceux qui produisaient. Après l’indépendance, la logique s’est simplement habillée d’un drapeau national. L’État congolais, héritier direct du modèle colonial, a conservé la centralisation, la distance et l’autoritarisme comme modes de gouvernance. Pendant plus de trois décennies, Mobutu a incarné ce système en distribuant les faveurs plutôt qu’en créant des droits, en récompensant la loyauté plutôt que la compétence. La valeur individuelle s’est alors confondue avec la proximité du pouvoir, et l’ethnocratie, qui est diffèrent du tribalisme, a pris le relais de la citoyenneté. Cette continuité historique sous Kabila et maintenant avec Tshisekedi a figé la société dans une hiérarchie morale héritée de la colonie, où la soumission des citoyens est devenue une norme.
Pourtant, rien n’est irréversible. Même avec l’un des SCR les plus faibles du monde, les Congolais ont une idée claire et net de ce qu’être contemporainement humain signifie et le désir profond de le devenir pleinement. Au sens de SCR, le développement d’une nation comme la RDC dépend de la transformation du rapport entre l’État et ses citoyens. Et la question demeure, brûlante : nous savons bien que rien ne changera sans nous, alors pourquoi restons-nous immobiles face à notre propre destin, contrairement aux jeunes de Madagascar ou du Népal ? Eh bien, la théorie de l’indifférence.
L’armure
Quand le contrat social se déséquilibre, quand le citoyen ne reçoit plus en proportion de ce qu’il contribue, la confiance s’effondre. Pourquoi personne ne descend dans la rue ? Un peuple ne se soulève pas par colère, mais par saturation. Selon ma Théorie de l’Indifférence, tant que le désespoir n’atteint pas le seuil critique, la société reste calme. On se plaint au bar, on prie à l’église, on écrit des statuts Facebook, mais on n’agit pas. L’équation nationale, traduite symboliquement, devient :
Pₐ = T – (α × Soutenance + β × Sentiment + γ × Proximité).
Tant que Pₐ ≥ 0, l’indifférence domine, et dans le sens de l’expression civique, le peuple s’endort debout. Il agit seulement lorsque le malaise dépasse le seuil du supportable, quand la somme des besoins matériels, émotionnels et sociaux franchit la limite de la tolérance.
Les Congolais ne sont pas apathiques, ils sont indifférents à la marge. Leur seuil d’action (T) est trop élevé. Ils ont appris à vivre dans la turbulence, à bricoler des solutions personnelles, à rire du chaos pour mieux le supporter. Ce réflexe de survie est devenu une culture politique. L’adaptation a remplacé la résistance. L’indifférence collective protège le système plus efficacement qu’une armée. L’État le sait, les élites aussi. La population est maintenue juste en dessous du seuil d’explosion. Un peu d’électricité, un peu d’Évangile, un peu de musique… juste assez pour que l’on chante au lieu de marcher. Tant qu’on reste « juste inconfortable », on ne bouge pas. Le Pₐ ≥ 0 congolais, la Propension à Agir, reste positive, donc personne ne sort dans la rue.
Et pourtant, la RDC ne manque ni d’intelligence ni d’énergie collective ; il manque de confiance dans son propre pouvoir civique. Tant qu’on s’indigne seulement des menus en francs congolais au lieu de nos poches, notre contrat social restera un échange d’obéissance contre survie, la RDC restera un pays qui rampe. Tant que le citoyen doutera de sa capacité à exiger et à construire, il restera prisonnier d’un État qui se perpétue sans se transformer. Ce n’est pas le dollar qui affame, c’est le déséquilibre moral du budget, un SCR trop faible et une indifférence collective trop haute. Le jour où les Congolais convertiront l’appétit d’être modernement humain en action, où chaque franc investi servira plus l’humain que la bureaucratie, alors le taux de change de la RDC deviendra moralement stable. Je ne sais hurler autrement que la vraie crise n’est pas la hausse du taux ou le prix du pain « kanga journée », mais la baisse de l’attention sur ce qui compte : les emplois, les revenus réels et la dignité du travail.
Jo M. Sekimonyo
Économiste politique, théoricien, militant des droits humains, écrivain et chancelier de l’Université Lumumba.
Site officiel : https://universitelumumba.com/