Décoloniser l’identité, la valeur et la conscience africaines

9/25/20258 min lire

Malgré l’abondance d’informations disponibles et la prolifération d’outils censés éclairer les choix collectifs, les Africains peinent encore à comprendre pourquoi l’Union africaine demeure incapable d’accélérer l’intégration économique du continent ou de bâtir une véritable unité, cohésion et solidarité entre les peuples et les États. Conçue pour être le moteur d’une transformation continentale, elle ne produit le plus souvent que des déclarations ambitieuses qui peinent à dépasser le stade du discours. L’enjeu n’est pas seulement une faiblesse de gouvernance, il révèle une incapacité structurelle à convertir les aspirations communes en instruments concrets de progrès.

Ce constat s’inscrit dans une longue continuité. L’Organisation de l’unité africaine, dissoute en 2002, avait déjà échoué à réaliser ses propres objectifs. Elle n’avait pas su garantir aux Africains la jouissance des droits humains ni améliorer de façon tangible leur niveau de vie. L’Union africaine n’a fait qu’hériter de son mandat et de ses limites, reprenant sous un vernis institutionnel modernisé les mêmes mécanismes d’inertie. La rupture attendue n’a jamais eu lieu, et la répétition des impasses alimente un cycle de désillusion.

Trois murs systémiques expliquent cette stagnation. Le premier réside dans la persistance d’élites politiques issues des structures postcoloniales, davantage préoccupées par la survie de leurs régimes que par l’intérêt collectif. Le deuxième est celui de la fragmentation institutionnelle, chaque État défendant avec acharnement une souveraineté jalouse qui rend toute mutualisation effective impossible. Le troisième mur est lié à la nature symbolique des grandes initiatives panafricaines. Qu’il s’agisse du passeport africain, de la monnaie unique, de l’autoroute transcontinentale ou du rêve des États-Unis d’Afrique, ces projets relèvent plus de la mise en scène politique que d’une volonté de transformation pragmatique.

Au lieu de nourrir la modernité et la compétitivité africaines, les grandes initiatives panafricaines entretiennent une illusion qui finit par miner le désir d’unité. Elles produisent des slogans convenus qui masquent l’immobilisme et accentuent la distance entre les peuples et leurs dirigeants. Le paradoxe est flagrant. Plus le discours de l’intégration se déploie, plus les obstacles se solidifient. Ce n’est pas le manque de vision qui enferme les institutions africaines dans l’impuissance, mais la solidité de murs que ni l’OUA ni l’UA n’ont osé renverser. Ces murs transforment l’unité en mythe paralysant plutôt qu’en projet mobilisateur, corrodant l’âme collective et nourrissant le désenchantement.

Le premier mur est d’ordre émotionnel

La nationalité, en Afrique, continue de se définir pour l’essentiel par le sang, c’est-à-dire par l’appartenance à une tribu ou à une lignée, souvent inscrite et figée dans des registres établis par les colonisateurs. Ce modèle hérité du passé érige des frontières invisibles mais puissantes, qui traversent les nations et se prolongent entre elles. Ainsi, être « de quelque part » en Afrique ne renvoie pas seulement à un territoire ou à un État, mais d’abord à un clan, une ethnie, une religion, transformant l’idée de citoyenneté en une appartenance restrictive et exclusive.

Ces attaches émotionnelles, bien qu’ancrées dans l’histoire et dans les traumatismes de la colonisation, agissent comme de véritables barricades. Elles alimentent des rivalités internes, nourrissent les conflits identitaires et empêchent l’émergence d’une conscience nationale inclusive. L’Afrique se retrouve ainsi fragmentée par des loyautés qui précèdent et parfois supplantent l’État. Là où l’unité devrait se construire autour d’un projet commun, elle se fissure sous le poids des solidarités ethniques et religieuses.

Pour briser ce mur, il est nécessaire de repenser ce que signifie « être africain ». Tant que le jus sanguinis, le droit du sang, restera le principe dominant, la citoyenneté sera prisonnière de critères biologiques et communautaires. Ce système enferme l’individu dans une identité héritée, prédéterminée par la naissance, au lieu de l’ouvrir à une citoyenneté choisie et partagée. En privilégiant le sol, le territoire vécu et commun, on redonnerait à la citoyenneté sa dimension universelle et humaine, et non plus simplement tribale.

Le jus soli, le droit du sol, devrait ainsi s’imposer comme le principe fondateur d’une Afrique moderne. Toute personne née sur le territoire d’un État africain devrait être reconnue citoyenne de plein droit, sans condition d’ascendance. Une telle réforme aurait une portée révolutionnaire. Elle permettrait de dépasser les clivages ethniques, d’effacer les frontières émotionnelles héritées du colonialisme et de bâtir une communauté politique fondée sur le partage d’un même espace. Plus encore, elle donnerait corps à une citoyenneté africaine unifiée, préalable indispensable à l’intégration continentale et à l’émancipation collective.

Deuxièmement, se dresse le mur économique

Sur le continent africain, l’étranger venu d’ailleurs, souvent un autre Africain, subit le même sort que l’immigré en Europe : soupçons, discriminations, violences. Derrière ces attitudes se cache un credo irrationnel, celui de la « préservation des privilèges économiques et sociaux » prétendument réservés aux autochtones. Or, ces privilèges ne sont que des mirages, des compensations symboliques offertes à des populations qui, en réalité, restent prisonnières de la pauvreté et de l’exclusion.

L’obsession de protéger ce qui est perçu comme un droit exclusif engendre des tensions fratricides. On chasse le vendeur de rue venu du pays voisin, on brutalise l’ouvrier migrant, on dénonce l’étudiant étranger comme un intrus. Pourtant, loin de menacer la prospérité locale, ces mobilités internes pourraient être une source de dynamisme et de complémentarité. La peur de perdre un avantage illusoire finit par priver les sociétés de la richesse que représente la diversité des compétences et des initiatives. Les flambées de xénophobie en Afrique du Sud ou les violences contre les migrants en Côte d’Ivoire ou au Nigéria ne sont pas des accidents isolés, elles expriment l’incapacité du continent à se penser comme un espace économique partagé.

Pour briser ce mur, il faut couper à la racine le fantasme des privilèges exclusifs. L’instauration d’un salaire minimum continental constituerait une arme puissante. Elle garantirait à chaque Africain, qu’il soit né sur place ou ailleurs, un socle économique de dignité. En nivelant par le haut les conditions de base, ce mécanisme rendrait caduc l’argument selon lequel l’étranger volerait les opportunités de l’autochtone. Plus encore, il donnerait aux travailleurs une liberté de circulation sans crainte d’être exploités, et aux économies locales la possibilité de s’enrichir d’un marché continental plus intégré et plus équitable.

Un tel projet n’aurait pas seulement une portée économique. Il s’agirait d’un acte fondateur de justice sociale, un signal fort que la citoyenneté africaine ne s’arrête pas aux frontières héritées de la colonisation. Un salaire minimum continental marquerait le passage d’un continent morcelé et jaloux de ses précarités à une Afrique solidaire et confiante dans ses ressources humaines. Il consacrerait l’idée que la prospérité n’est pas une denrée à protéger contre ses voisins, mais un bien à construire ensemble, en ouvrant la voie à une véritable communauté de destin.

Le mur social, quand l’avenir se heurte au passé

Le mur social réside dans la fracture entre des générations qui s’empilent sans jamais se préparer mutuellement à l’avenir. La jeunesse africaine, majoritaire et vibrante, se retrouve enfermée dans un cycle de frustrations où les horizons sociaux et économiques se referment devant elle. Pendant ce temps, les élites en place s’accrochent au pouvoir, en manipulant les identités tribales ou en cultivant l’instabilité plutôt qu’en bâtissant une vision durable. Cette reproduction stérile du pouvoir condamne les sociétés à l’immobilisme et transforme l’énergie créatrice des jeunes en ressentiment.

L’absence de transmission se révèle dans la longévité aberrante de nombreux régimes. Au Cameroun, Paul Biya reste au pouvoir depuis plus de quatre décennies, malgré son incapacité manifeste à incarner l’avenir. En Guinée équatoriale, Teodoro Obiang Nguema Mbasogo règne depuis 1979 et prépare déjà la succession dynastique de son fils. Mais ce verrouillage ne se limite pas aux présidences. Dans les congrès, les parlements et les assemblées provinciales, on retrouve la même logique de carrière à vie, où la politique devient un patrimoine personnel plutôt qu’un service temporaire. Ces exemples illustrent un paradoxe cruel. Les générations montantes, pleines d’aspirations, se heurtent à des dirigeants qui, même lorsqu’ils ne sont plus capables de porter un projet, refusent de céder la place.

Le remède à ce mur social passe par des réformes structurelles simples mais décisives. La limitation stricte à deux mandats ne devrait pas seulement concerner la magistrature suprême mais l’ensemble des postes électifs, du niveau national au niveau local. L’instauration d’un consensus continental sur l’âge de la retraite et sur des standards salariaux pour les élus et les dirigeants créerait une discipline commune et enverrait un message symbolique fort. Ces mesures montreraient que l’avenir du continent n’est pas confisqué par une génération accrochée au pouvoir, mais ouvert à l’énergie, à la créativité et à la responsabilité de celles qui viennent.

À ces garde-fous s’ajoute une innovation démocratique nécessaire, le référendum révocatoire. Cet outil donnerait aux citoyens la possibilité de mettre fin au mandat des dirigeants qui trahissent leurs promesses ou qui prolongent indéfiniment leur présence au détriment de l’intérêt collectif. Il renforcerait la responsabilité des élus en rappelant que la légitimité politique n’est jamais acquise pour toujours. En intégrant ce principe de révocabilité au cœur de la vie publique, l’Afrique affirmerait que le pouvoir appartient aux peuples et non à des générations figées qui s’arrogent le droit de décider sans fin du destin commun.

Vers une réinvention de l’âme africaine

La myopie de l’économie politique en Afrique prolonge le péché de la dette nationale. Le produit intérieur brut élevé des nations développées ne signifie pas qu’elles produisent davantage de biens. Il masque le fait qu’elles subventionnent massivement leurs secteurs de services, directement ou indirectement, pour compenser les excès de leur sur-efficacité. L’Afrique doit non seulement contester ce modèle de subventions publiques qui fausse la notion de libre-échange, mais aussi pousser à un changement de récit. Le ratio dette/PIB ne peut plus rester l’étalon trompeur d’une économie nationale, car il permet aux pays riches de gonfler artificiellement leur dette tout en pointant les pays africains comme les plus fragiles. Il est temps d’adopter une nouvelle approche, notamment celle que je propose pour effacer la dette mondiale de manière équitable et profitable à tous.

L’Afrique doit également cesser de se définir comme une destination touristique exotique ou comme une vaste terre disponible pour l’exploitation économique et l’expérimentation sociale. C’est l’occasion de réimaginer ce que signifie être africain, ce que représente l’expérience africaine et surtout quelle est la valeur intrinsèque d’un Africain. Guérir l’âme africaine suppose aussi un impératif moral : reconnaître le rôle joué par certaines sociétés africaines dans la traite négrière et présenter des excuses sincères aux descendants de ceux qui furent arrachés à leur terre, capturés, mutilés, battus et vendus aux enchères à des Perses, des Arabes et des Européens. Cette reconnaissance est indispensable, indépendamment de ce qui est advenu par la suite à ces marchands africains et à leurs descendants lorsqu’ils furent eux-mêmes victimes d’une colonisation brutale.

Philosophiquement, l’Afrique demeure face au dilemme classique des nations postcoloniales, écartelées entre le rêve d’une identité commune et la réalité d’intérêts divergents et de pouvoirs fragmentés. Historiquement, chaque génération a porté le flambeau du panafricanisme, mais aucune n’a réussi à briser les murs qui enferment le continent. L’idéal panafricain ne s’éteint pas par manque de vision. Il s’épuise sous le poids de la peur, celle de détruire des structures qui assurent la survie de régimes figés mais condamnent l’unité africaine à rester un horizon inaccessible. L’heure est venue de dépasser cette peur et de refonder le projet africain sur une base morale, économique et politique nouvelle.

Jo M. Sekimonyo

Économiste politique, théoricien, militant des droits des humains, écrivain et chancelier de l’Université Lumumba.

Site officiel : https://universitelumumba.com/